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La religion de l'optimisme
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- Subject: La religion de l'optimisme
- From: (Gilles Pelletier)
- Date: Mon, 18 Dec 2000 22:29:21 GMT
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La religion de l'optimisme
Le 13 décembre 2000 à 21h 21, un certain Taxerz m'écrivait:
>Je te lance un defi !
>FAIT UN ARTICLE POSITIVE SUR N'IMPORTE QUELLE SUJET !
Il serait le seul à me reprocher de jouer au prophète de malheur que
je n'y aurais pas trop prêté attention, mais je crois que nombreux
sont ceux qui partagent cet avis. L'optimisme est de rigueur non
seulement sur cette conférence, mais dans notre société en général. Ce
serait une condition essentielle pour arriver à de bons résultats.
Il est intéressant de noter à quelles périodes de l'histoire
l'optimisme devient de rigueur. En général, c'est lorsque l'édifice
social menace de s'écrouler, où il est encore bien debout, mais
vacille.
Dans son roman La Plaisanterie, Milan Kundera a montré comment
l'optimisme était de rigueur en Tchécoslovaquie après la répression du
Printemps de Prague. Pour une bonne partie de la jeunesse, le
communisme allait tout changer, la société allait se renouveler. On
oubliait simplement que ce renouveau était amené par les chars russes.
Ça n'a pas duré.
Idem en Allemagne sous Hitler avant la guerre. Pour la plupart des
Allemands, Hitler était un héros. Il les avait sortis de la crise
économique et avait fait de l'Allemagne la plus grande puissance
industrielle d'Europe. Il avait même apparemment mis sur pied des
cliniques pour le dépistage du cancer et des campagnes anti-tabagisme.
Les jeux olympiques de 1936 à Munich, couverts par la grande cinéaste
et photographe Leni Riefenstahl, avaient été grandioses. Dans les
écoles, les enfants étaient proprets et chantaient en choeur la
grandeur recouvrée du peuple allemand. En un mot, personne n'avait en
tête l'image du Magra tonitruant qu'on nous présente aujourd'hui.
Il avait bien certains «détails» que les esprits négatifs relevaient:
l'industrialisation s'était faite dans le but de faire la guerre et,
ici et là, les Juifs avaient tendance à disparaître vers des
destinations inconnues. Mais bon, fallait-il s'en faire pour si peu et
se mettre à enquêter sur la destination de gens qui laissaient de si
beaux commerces derrière eux? Pourquoi briser la joyeuse harmonie
ambiante? Les gens sont en général peu enclins à enquêter sur les
prémices du paradis qu'on leur offre. L'optimisme était de rigueur...
Comme il l'est de nouveau aujourd'hui. Bien sûr, nous n'avons pas
connu de crise économique. Les mondialistes ont réglé le problème
avant qu'il ne se déclare. Il n'y a qu'à faire fabriquer les Nikes en
Asie pour 15$ et à les revendre ici pour 150$. L'industrie de la pub y
gagne beaucoup au passage. Les vendeurs de souliers peuvent s'acheter
quelques hot-dogs au resto du coin. L'ancien travailleur dans des
manufactures de souliers a ouvert un dépanneur. Les affaires roulent,
la bourse crève les plafonds. Les économies sont tellement
interdépendantes que toute crise apparaît comme une «solution finale»
que tous les gouvernements s'acharnent à repousser. Pourquoi s'en
faire avec des questions politiques: indépendantistes ou fédéralistes,
les fuhrers diplômés s'entendent sur ce seul point! L'optimisme est de
rigueur.
Aux États-Unix, nous venons d'assister à un coup d'État. Bush n'a été
élu qu'avec une très faible majorité... sans tenir compte d'une partie
du vote, surtout noir, en Floride. Or, comme le soulignait Serge
Truffaut dans Le Devoir -- Un président au forceps (usa141200.html) --
au moins deux membres de la cour suprême des États-Unis auraient dû se
désister pour juger de l'à-propos du recomptage. La femme d'un des
juges faisait du «recrutement» pour les postes clés de la haute
administration républicaine et le fils d'un autre était associé à
l'avocat qui a défendu Bush devant la cour suprême. (Dans ce dernier
cas, il faut le faire! Ce n'est plus une cour de justice, ça devient
une histoire de famille!) Enfin, comme je le notais dans un message
précédent, la réputation de Gore a été systématiquement détruite par
les médias en dénaturant ses propos. (Ex.: Gore prétend avoir inventé
l'internet.)
Ce n'est pas que j'aie tellement de respect pour les démocrates et la
façon dont ils ont mené des guerres contre l'Irak et la Yougoslavie,
mais j'ai l'impression que le pouvoir, le vrai pouvoir, le pouvoir
économique, préférait ne pas avoir dans les pattes, un
ex-vice-président intègre, moins porté sur «la chose», avec une bonne
connaissance des rouages de l'administration et de ses petites
perversions. Ç'aurait risqué de devenir dérangeant. En attendant, on
se contente de dire que Bush n'aura d'autre choix que de composer avec
les républicains dans sa gestion. C'est une bien mince consolation
face à un coup d'État que de continuer à faire semblant...
Et comme ça jusqu'à demain. Je ne voudrais pas être trop lourd.
Moi-même, quand j'avais l'âge moyen des Linuxiens, je me préoccupais
fort peu de politique. (Il faut dire que la dialectique
marxiste-léniniste n'était pas particulièrement attrayante ; ) Ça
m'est venu avec le temps, à partir du moment où j'ai compris quelle
entreprise de destruction systématique était notre système
d'éducation.
Et c'est justement parce que je comprenais que «le» politique
n'intéressait pas les gens, que j'ai commencé La Masse Critique sur un
tout autre ton. Je voulais faire partager mon émerveillement face au
monde, faire découvrir ses mille sujets d'intérêt, sa dimension
historique, tout ce que la soumission à l'argent avait à nous faire
perdre.
J'ai présenté Néfertiti, cette petite dame qui a précédé Moïse dans la
voie du monothéisme et qui a construit une Brasilia des temps anciens
pour son nouveau Dieu. J'ai rappelé l'incroyable préscience d'un
Tocqueville sur le destin de l'Amérique. J'ai montré qu'il y avait une
beauté dans les mathématiques, que la relativité complète simplement
la physique classique et que les élucubrations ésotériques n'ont rien
à y voir. Je me suis même essayé à écrire une nouvelle!
Et j'aurais certainement continué comme ça à n'en plus finir, avec
l'histoire de Rome d'après Elias J. Bickerman dans The Columbia
History of the World, avec les Confessions de Rousseau, avec notre
système économique selon Jean Carrière, avec la sociopsychanalyse
selon Gérard Mendel, le vélo selon Pépé Marinoni et Dutil (de
Vélo-sport), avec les nombreux maîtres que j'ai eus et dont j'aurais
voulu faire partager les lumières.
Mais j'aurais aussi voulu qu'on m'aide un peu, sentir que je n'étais
pas tout fin seul. Ainsi, un de mes cousins est un spécialiste de
l'ancien testament. Moïse, Isaïe, Jacob, il les connaît comme des
contemporains. Mais le maudit, anesthésiste de profession, a trop
respiré le gaz qu'il offre à ses patients, oublie qu'il en train de
pourrir à la job et qu'il va sans doute mourir sans faire partager les
connaissances qu'il a acquises. À l'époque où tout le monde, moi le
premier, est en train de perdre contact avec ce fondement de notre
civilisation, je ne saurais dire à quel point cela me met hors de moi.
Tab&??%$* de cousin en m&??%$ !
J'aurais bien accepté des articles sur les bases de l'électricité
(c'est quoi, au juste, une différence de potentiel?), de la musique
(des exemples de tierces ou de septièmes majeures et mineures, de
quartes, de quintes dans les chansons populaires, qu'est-ce qu'une
armature à la clé), de la métallurgie (le rôle du carbon dans l'acier
forgé, les nouveaux alliages à base de manganèse, de molybdène, etc.),
etc. N'importe quoi qui nous aurait rendus un peu moins gagas dans
cette société à la quelle nous devenons de plus en plus étrangers.
Et, bien sûr, dans le cas de Linux, j'étais prêt à faire beaucoup
plus. Dans ce cas, j'étais prêt à écrire le texte d'un didacticiel qui
me semblait et me semble toujours nécessaire afin de ne pas devenir
les pions d'entreprises qui érigent le gaga-isme en système. Alors que
certains morveux m'accusent de n'être qu'un grand parleur -- certains
articles sur mon site m'ont pris jusqu'à cent, deux cents heures de
lectures et de recherche -- ces do-ers invertébrés n'ont jamais été
foutus de faire UNE installation by-the-files, parce qu'ils sont en
train d'établir Linux dans les hautes sphères de l'industrie sans se
présenter au Comdex. Tu parles, oui! Va bene!
Alors, j'ai fini par me dire qu'il y a des gens qui ne croient pas à
la beauté du monde, qui ne savent que créer un vacarme de «Hourra,
bravo!» pour éviter d'examiner comment les choses se passent en
réalité et pour ne pas intervenir. C'est pourquoi je me suis vu forcé
de jouer l'avocat du diable, de noter comment tout est en train de
déraper, même et surtout dans le sacro-saint monde Linux, en espérant
qu'à défaut d'un but exaltant, la peur pousse à l'action.
C'est évidemment une solution de désespoir, mais j'ai tout essayé et
je me serais contenté de bien peu. Mon optimisme de rigueur à moi, il
se fonde sur la rigueur, sur le fait que, parmi un groupe de gens, on
sente la conscience progresser. L'optimisme n'est pas défini d'avance
sans tenir compte de la réalité.
Certains suggèrent qu'il suffit de répondre aux questions techniques
au fur et à mesure qu'elles se posent sur le groupe aide. Ce n'est pas
mon avis, je l'ai dit et redit. On a beau rêver, la philosophie
ouverte de Linux n'a rien à voir avec celle qui régente notre monde et
ce retrait de la réalité dans des groupes de discussion ne peut
qu'être fatal à Linux.
Actuellement, l'alternative n'est guère reluisante. À moins que Linux
ne «s'adapte» -- ce qui semble bien être en voie de se produire -- il
sera combattu avec toute la force d'un système qui ne s'intéresse qu'à
produire des gens ignorants de tout, sauf de leur spécialité, qui ne
rêvent de rien, sauf de consommer.
Mon optimisme à moi ne se fonde pas là-dessus. Il ne me reste donc
qu'à documenter à tous les niveaux les effets dévastateur de cette
sempiternelle religion de l'optimisme.
GP
--
La Masse Critique
Les «non-lethal weapons»: de la science-fiction?
http://pages.infinit.net/mcrit/meilleur.html
Rencontrez Néfertiti, Einstein, Tocqueville, etc.